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Les musées suisses face au pillage nazi

L’ École de couture en Hollande (1876) de Max Liebermann a été restitué en 2000 par le Kunstmuseum de Coire aux descendants d’un collectionneur juif Keystone

Les demandes de restitution présentées par les descendants de collectionneurs juifs expropriés par les nazis sont accueillies très diversement par les musées suisses. Illustration avec trois cas examinés par swissinfo.ch.

Le premier cas concerne une peinture identifiée après avoir été exposée dans le cadre d’une collection léguée au Kunsthaus de Zurich. Le musée a répondu favorablement et rapidement à une demande de restitution faite au nom des descendants.

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La Suisse détiendrait la clé d’œuvres volées par les nazis

Ce contenu a été publié sur Le temps est compté pour les survivants des familles juives dont les collections d’art ont été pillées ou confisquées par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme les demandes de restitution deviennent plus complexes et couvrent différentes juridictions, de nombreux héritiers renoncent à faire les démarches. En juin dernier, l’Office fédéral de la culture…

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Peinte par le suisse Albert von Keller, Madame La Suire appartenait à un collectionneur d’art, Alfred Sommerguth, dont les biens, y compris 106 peintures, avaient été saisis et vendus aux enchères par le gouvernement nazi. De confession juive, le collectionneur avait pu s’enfuir aux États-Unis.

Le Kunsthaus de Zurich a reconnu la revendication des descendants d’Alfred Sommerguth et proposé d’acheter la peinture aux héritiers, après qu’ils aient refusé de la reprendre. La famille a finalement choisi d’en faire don, à la condition que la mention «Volée à Alfred Sommerguth en 1939 par les nazis. Don de ses héritiers et de Madame Hannelore Müller en 2010» figure à côté du tableau.

La provenance de deux autres tableaux issus de la même collection est toujours en cours d’examen.

Autre cas avec un tableau de Max Lieberman vendu par le collectionneur d’art Max Silberberg en 1934. Il a été établi que la vente a eu lieu sous la contrainte des nazis. Le Musée d’art de Coire, qui avait reçu en donation la peinture en 1992, a décidé en 2000 de la retourner à l’héritier de Max Silberberg. Et ce en invoquant des raisons morales en conformité avec les Principes de Washington.

Dedham depuis Langham, une huile de John Constable (1776-1837) que le Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds refuse de restituer à ses propriétaires légitimes Musée des beaux-arts, La-Chaux-de-Fonds/Collection René et Madeleine Junod

L’affaire de la Chaux-de-Fonds

Mais tous les musées suisses ne font pas preuve d’une telle ouverture, comme le montre une affaire qui a fait la une des journaux en 2009, suite au refus du Musée des Beaux-Arts de La Chaux-de-Fonds (canton de Neuchâtel) de restituer un tableau de John Constable appartenant à la famille Jaffé et exproprié durant la Seconde Guerre mondiale.

«Nous avons été spoliés une seconde fois », accuse Alain Monteagle, l’un des héritiers de la collection d’art dispersée de la famille Jaffé.

Vivant sur la Côte d’Azur, John et Anna Jaffé étaient des ressortissants britanniques d’origine allemande. Leur précieuse collection de plus de 60 peintures a été saisie en 1942 par le gouvernement de Vichy. Très actif dans la persécution des Juifs, le régime du maréchal Pétain a mis la main sur la collection suite à la mort d’Anna. Veuve et sans enfant, Anna Jaffé avait légué ses biens (dont la collection de peinture) à sa nièce et à ses neveux, dont le grand-père d’Alain Monteagle.

Criminel en tous points, le régime nazi (1933-1945) se livra à un pillage systématique des collections d’art, en Allemagne et dans l’Europe sous son joug. L’objectif principal d’Adolf Hitler était d’alimenter son Führermuseum,  un projet prévu dans sa ville natale de Linz, en Autriche.  

Après la capitulation du IIIe Reich nazi, les Américains ont retrouvé une partie des œuvres entreposées dans des mines de sels aménagées, non loin de la ville autrichienne, avant de restituer celles dont les propriétaires étaient connus. Une part importante de ces chefs-d’œuvre inventoriés par le régime nazi est toujours manquante.

Adolf Hitler a invoqué une autre raison pour justifier les spoliations massives de l’art sous le IIIe Reich nazi : son combat contre l’art moderne qualifié de dégénéré et la promotion d’un art héroïque.

Sur les 20’000 pièces expropriées, quelques 5000 œuvres ont été détruites par les nazis; 125 ont été vendues aux enchères à Lucerne en 1939; d’autres ont été récupérées par des hauts-dignitaires nazis comme Goebbels ou des collectionneurs à leur service comme Hildebrand Gurlitt, dont plus de 1400 oeuvres d’art ont été retrouvées à Munich, une affaire révélée ce mois par la presse.

swissinfo.ch

Les patientes et longues recherches de la famille Jaffé pour localiser et récupérer la collection d’art a reçu un bon accueil en France, aux Pays-Bas et aux États-Unis, mais pas en Suisse.

Pour justifier son refus de restituer le tableau de John Constable, les autorités de La Chaux-de-Fonds ont invoqué une disposition du droit suisse qui protège un acheteur ayant agi de bonne foi, quelle que soit la provenance des marchandises, y compris les biens volés. Dans d’autres pays, comme l’Allemagne, les Etats-Unis ou la France, c’est le vol qui compte, peu importe la bonne foi du dernier acheteur.

«Nous ne faisons que respecter les  Principes de Washington, qui prévoient que les réclamations doivent être traitées conformément à la législation locale», explique Jean -Pierre Veya, conseiller municipal en charge du dossier pour La Chaux-de-Fonds.

En l’occurrence, la Suisse ne dispose pas d’une législation spécifique pour traiter les cas des œuvres d’art pillées. En revanche, la période pendant laquelle une réclamation sur les biens culturels peut être lancée a été rallongée de 5 à 30 ans. Mais cette clause n’existe que depuis 2003.

Jean-Pierre Veya explique que le tableau de John Constable faisait partie de la collection Junod léguée à La Chaux-de-Fonds en 1986, à la condition qu’elle demeure à perpétuité au musée et qu’elle soit accessible au public. Comme le souligne Alain Monteagle, la famille Junod a acheté le tableau de Constable en 1946, une période pendant laquelle les collectionneurs ont pu réaliser de «très bonnes affaires».

Au nom de la loi

«Bien qu’il soit de notre devoir de reconnaître les difficultés endurées par les Juifs pendant la période nazie, nous devons aussi agir dans les limites de la loi», insiste Jean-Pierre Veya qui suggère aux héritiers d’adresser une demande d’indemnisation à l’Etat français, à l’origine du vol de la collection.

Alain Monteagle persiste: «Le musée avait fait ses propres recherches et savait très bien que le tableau avait appartenu aux Jaffés qui possédaient une résidence d’été dans la région (à Chaumont). Comme de trop nombreux autres musées, il n’a pas pris la peine de chercher les descendants.»

En France, 2000 œuvres spoliées par les nazis et récupérées par les Alliés en 1946 sont encore étiquetées «MNR» pour Musées Nationaux Récupération. Et ce parce que les propriétaires légitimes n’ont pas été identifiés. Quatre d’entre elles provenaient de la collection Jaffé et Alain Monteagle a pu les réclamer.

Le Grand Canal avec le Palais Bembo, une huile de Francesco Guardi (1712-1793) fut séquestrée et vendue en 1943 par le régime de Vichy. Elle a été restituée aux héritiers Jaffé en mai 2005. Commons.wikimedia

Alain Monteagle souligne le comportement exemplaire du Kimbell Art Museum au Texas. Un musée  qui a décidé en 2006 de restituer Glaucus et Scylla, peint en 1841 par William Turner (1841). «Ses responsables m’ont dit que la demande de restitution aurait traîné 25 ans et ruiné tout le monde, s’ils avaient embauché une équipe d’avocats pour contrer une demande bien documentée », souligne Alain Monteagle.

En 2007, l’huile de Turner a été mise aux enchères par ses propriétaires et rachetée par le musée  texan pour 5,7 millions de dollars.

wikimedia commons

Alain Monteagle estime que l’augmentation phénoménale des prix de l’art a généré ce qu’il considère comme une critique injuste à l’égard des familles vendant l’art restituée.

Pour les héritiers de la famille Jaffé, la recherche de la collection a débuté il y a 60 ans. Jusqu’à présent, seuls 10 des 60 tableaux ont été localisés. Lorsque les œuvres restituées sont acquises par des institutions prestigieuses, elles deviennent visible à un large public.

L’art pillé dans le monde

Alain Monteagle estime que l’augmentation phénoménale des prix de l’art a généré ce qu’il considère comme une critique injuste à l’égard des familles vendant l’art restituée.

Pour les héritiers de la famille Jaffé, la recherche de la collection a débuté il y a 60 ans. Jusqu’à présent, seuls 10 des 60 tableaux ont été localisés. Lorsque les œuvres restituées sont acquises par des institutions prestigieuses, elles deviennent visible à un large public.

Egalement professeur d’histoire à la retraite, Alain Montagle ajoute que sa motivation est d’ordre éthique. «Si nous ne respectons pas les principes de Washington et que nous continuons de permettre aux musées d’exposer l’art spolié par les nazis, comment pouvons-nous espérer que les marchés de l’art émergents, où beaucoup d’argent est disponible, respectent les règlements mis en place pour empêcher le commerce des œuvres pillées?»

Les Principes de la Conférence de Washington s’appliquent aux œuvres d’art confisquées par les nazis.

Ils ont été adoptés le 3 décembre 1998 lors de la Conférence de Washington sur les Holocaust Era Assets.

Les représentants de 44 gouvernements et de 13 ONG ont participé à cette conférence organisée sous l’égide du ministère des Affaires étrangères des USA et du United States Holocaust Memorial Museum.

La Suisse a adopté les Principes de Washington et ainsi fait savoir qu’elle accorde une grande importance à un réexamen de cette problématique de l’art spolié à l’époque du national-socialisme.

Les Principes de Washington ont pour objectif d’arriver à des solutions justes et équitables.

Les 11 articles des Principes de Washington peuvent être divisés en trois grands axes :

– identification des biens (art. I à IV)

– propriétaire original et/ou succession, c.-à-d. victime (art. V à IX)

– résolution des litiges (art. X et XI).

Source : Officie fédéral de la culture

Traduction de l’anglais: Frédéric Burnand

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